Logo Laura Bottereau & Marine Fiquet

Guillaume Lasserre

A la maison des arts de Malakoff, Laura Bottereau & Marine Fiquet interrogent le monde de l’enfance via sa part d’ombre pour déconstruire une image stéréotypée.  «J’ai léché l’entour de vos yeux» ébranle nos certitudes sur ce moment fondateur. Entre théâtre et création plastique, Bottereau & Fiquet composent un fascinant et subtil voyage artistique. Une révélation.

Pour leur première exposition personnelle dans un centre d’art, Laura Bottereau & Marine Fiquet impressionnent tant par leur audace que par la vitalité d’un univers singulier et sans concession, déjà très incarné, dessinant un monde fantasmagorique de l’enfance où Lewis Carroll aurait abandonné ses personnages au beau milieu d’un film d’épouvante, « Evil dead » ou « Massacre à la tronçonneuse ». Dessins, installations, vidéos et sculptures composent un parcours initiatique où la cour de récréation devient le champ de bataille de toutes les expérimentations. « Le prisme de l’enfance est l’endroit idéal pour interroger les rapports de force, les corps, les constructions, les normes, les genres. » expliquent-elles. Ainsi l’exposition aborde avec justesse les problématiques liées à la construction d’une identité genrée et sexuée, trop souvent niée dans le regard gêné des adultes. Pour les deux jeunes femmes, dont la rencontre artistique remonte à leurs années d’études à l’Ecole supérieure des Beaux-arts d’Angers d’où elles sortent diplômées en 2014 (Marine) et 2015 (Laura), il est temps de subvertir cet espace de l’enfance où, dans l’imaginaire des adultes, triompherait l’innocence et la douceur. « J’ai léché l’entour de vos yeux » questionne le regard du visiteur : que voulons-nous réellement entrevoir de notre enfance ?

«Passer sa langue pour absorber ce qui s’y trouve»

Lauréat de la résidence de recherche et de travail en lien avec le territoire, organisée chaque année par la maison des arts de Malakoff, le duo nantais a vécu dans l’établissement pendant cinq mois. Une occupation qui se poursuit maintenant dans les salles d’expositions temporaires du centre d’art où se déploie l’univers singulier d’une enfance intranquille mis en scène à partir d’œuvres existantes et de pièces nouvelles, imaginées pendant la résidence et produites spécifiquement pour l’exposition. Le dessin et l’installation occupent une place centrale dans la pratique des deux artistes. Bien souvent l’exécution d’un dessin entraîne le désir de sa transcription en volume. « J’ai léché l’entour de vos yeux » prend des allures de conte libertaire dans lequel les notions liées à l’enfance, au jeu et à l’innocence se distordent pour faire place à un imaginaire qui constituerait l’envers du décor de ce monde magique d’insouciance et de pureté fantasmé par les adultes. Les personnages fictionnels qui peuplent les œuvres de Bottereau & Fiquet sont issus de ce monde idyllique mais propulsés par mutation dans un univers parallèle libéré des inhibitions liées à une vision conditionnée de l’enfance. Dans cette cour de récréation où le temps semble suspendu, évoluent des d’êtres hybrides mi-enfants, mi-adultes, des fillettes au visage dissimulé derrière des masques en porcelaine blanche, des figures au genre indécis dont les membres démesurés et mous se confondent avec le costume porté, frontière incertaine entre la peau et le vêtement, à la fois poupée et fétiche. La déconstruction plastique des corps communique une image dysfonctionnelle de l’enfant qui ébranle le visiteur. Le malaise naît du jeu ambivalent qui oppose une représentation candide à ses interprétations implicites ou explicites. Ici, le jeu est un outil de pouvoir et de transgression.

Pour le monde adulte, l’enfance est ce paradis idéal, cet espace ouaté et protecteur qui prolonge sans doute le souvenir inconscient de la quiétude originelle du ventre de la mère, Graal impossible, Eden à jamais interdit par la perte de l’innocence, s’évaporant dès les premiers signes de la puberté. Les transformations du corps propres à l’adolescence correspondent aussi à la prise de conscience du monde dans lequel nous évoluons, qui passe par le regard de l’autre. Nous adoptons alors toute une série de codes artificiels afin d’être conforme à la norme en vigueur propre à chaque communauté d’individus. Ainsi régie, la société tiendrait à bonne distance le chaos et l’anarchie. Sans règles, point de paix, point de bien être commun. La construction de l’identité sociale est conditionnée par des injonctions stéréotypées, poncifs si fermement ancrés dans nos cultures qu’ils apparaissent comme naturels. Est-ce la rigidité de cette identité sociale factice qui nous pousse à fantasmer un monde idyllique, d’autant plus sublimé par l’interdit du retour ? Nous nous déterminons par rapport à l’autre afin de préserver l’illusion de notre utilité dans la communauté. Celui qui refuse, par choix ou par contrainte, est immédiatement repoussé à la marge.

Représenter l’enfance

Pourtant le monde de l’enfance n’a rien d’enchanteur. La plupart des contes de fées virent au cauchemar – le douloureux apprentissage de la vie – dès les premières pages. Ici, une grand-mère est dévorée par un loup, là une princesse est empoisonnée, un enfant abandonné avec ses frères dans une forêt, un frère et une sœur cuisinés par une sorcière dans une maison de pain d’épices. Dans l’art contemporain, les représentations de l’enfance ne sont jamais apaisées, bien au contraire, dans la plupart des cas, elles saisissent l’inquiétude de l’inconnu quotidien qui caractérise ce temps de découverte et d’expérimentation. Elles sont peuplées de crucifixions, de crânes méditatifs chrétiens et de petites filles au sexe souvent apparent, parfois indéterminé, se confondant quelquefois avec des poupées, dans les grands dessins quasi analytiques de Florence Reymond. Les grands portraits de groupe d’enfants peints par Claire Tabouret évoquent par leur composition les photographies de classe mais l’air grave des écoliers s’accorde avec leurs regards insistants pour accentuer un inconfort menant vite au malaise. Cet état d’anxiété est aussi perceptible dans les œuvres de l’artiste japonais Momoyo Torimitsu. Dans « Somehow I don’t feel comfortable », titre ô combien explicite, deux gigantesques ballons gonflables figurant deux lapins roses tout sourire à priori inoffensifs, créent par leur taille démesurée (près de trois mètres de haut) une sensation d’étouffement, de suffocation qui correspond à la saturation presque totale de l’espace de monstration, contraignant la circulation des visiteurs. Ce même sentiment d’étouffement est palpable dans le travail de l’artiste californien Mike Kelley dont l’univers aliénant au symbolisme morbide mélangé à la candeur enfantine reflète le désenchantement de sa propre jeunesse.

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