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julie crenn

Comment appréhender et représenter l’enfance ? Laura Bottereau & Marine Fiquet (nées respectivement en 1989 et 1990) se confrontent à une période cruciale de tout individu. Une période comprise comme le fondement d’un être en devenir : ses constructions, ses troubles, ses désirs, ses transformations, ses oublis, ses manques et ses inventions. Par le dessin et l’installation, les deux artistes réalisent une mise en scène de l’enfance en explorant aussi bien sa douceur et son innocence, que sa cruauté et sa part monstrueuse. Rencontre avec les deux artistes au creux d’un théâtre exquis et perturbant.

JULIE CRENN – Comment est né votre duo ?

LAURA BOTTEREAU & MARINE FIQUET – Notre duo est né en une nuit. Nous devions répondre à un sujet de dessin et n’avions rien fait, ni l’une ni l’autre. Nous ne nous retrouvions pas dans ce sujet énoncé qui nous bloquait. Dans l’urgence, la veille du rendu, nous avons décidé d’y répondre ensemble. Nous avons alors réalisé nos deux premiers dessins à quatre mains. Nous pensions gagner du temps en dessinant à deux, pourtant il nous aura fallu une nuit blanche. Ces deux dessins, Locus Solus, sont issus de cadavres exquis formés à partir du roman de Raymond Roussel. Cet ouvrage était le sujet imposé. Nous avons chacune notre tour ouvert une double page au hasard et choisi un fragment, ces bribes sont venues composer deux nouveaux textes, que nous avons ensuite traduits par le dessin. Ces dessins se révèlent être des marqueurs de notre rencontre artistique. Et, même quatre ans plus tard, ils restent représentatifs de notre démarche : protocole de jeu, visages masqués, figure enfantine, décors suspendus, etc. Même si notre duo s’est lancé spontanément, il n’est pas né par hasard, nous étions en couple depuis plusieurs années lorsque nos pratiques se sont rejointes, nous avons travaillé l’une à côté de l’autre avant de travailler l’une avec l’autre.

Le jeu traverse votre iconographie et votre processus artistique. Comment est-il devenu un protocole de création ?

Le jeu comme protocole de création est apparu dès les prémices de notre collaboration. Comme si travailler à deux engageait une partie. La nécessité de poser un cadre dans notre travail s’est traduite par la mise en place de règles. Nous sommes devenues à la fois partenaires et adversaires, bonnes et mauvaises joueuses. Si le jeu est crucial dans notre démarche, il revêt divers rôles. Il sait en être le sujet, l’objet ou le protocole. Il est apparu comme un outil, un moyen d’appréhender le dessin à quatre mains. Le protocole de jeu appliqué au dessin s’avère ambivalent, vecteur de libertés (Mutisme apprivoisé – 2014) ou de contraintes (L’ennui des jeunes corps – 2014/2016). L’amusement y est parfois faussement présent, l’affrontement redouble d’efforts.

L’ennui des jeunes corps cristallise ce balancement, le protocole de dessin détourne le principe du jeu de Dames : les pions deviennent des mots et les parties deviennent des dessins. La cinquantaine de parties jouées l’une contre l’autre nous a épuisées plus qu’amusées, et le jeu, censé palier à l’ennui est venu paradoxalement recréer de l’ennui. Les contraintes lexicales et formelles sont si proches du casse-tête que le jeu perd de son caractère divertissant. Le protocole de dessin prend la forme d’un objet, le jeu de Dames, qui s’incarne plastiquement au même titre que les dessins qui en résultent. Il donne à voir l’envers du décor, les coulisses du dessin. Le jeu protocolaire intervient uniquement dans notre travail de dessin, mais le jeu n’en est pas moins présent dans nos installations. Les figures enfantines que nous mettons en scène jouent, à la corde à sauter, aux billes, aux découpages, aux serpentins… mais elles jouent surtout un rôle. Ces jeux théâtraux, sous forme d’exaltations violentes, de déchaînements enthousiastes, dont les corps aux visages froids et inexpressifs convoquent les limites de l’amusement, abordent un divertissement désabusé, menaçant et contredit qui se détourne des choses sérieuses.

L’exposition J’ai léché l’entour de vos yeux résulte en partie d’une résidence de cinq mois réalisée à la Maison des arts de Malakoff. Elle réunit des oeuvres, antérieures et inédites, de Laura Bottereau & Marine Fiquet. Dès l’entrée, nous sommes saisis par leur dimension théâtrale. Avec une grande sobriété dans la mise en espace, les différentes scènes y invitent à une plongée dans le monde de l’enfance, mais pas seulement. Les personnages, dessinés ou physiquement présents, créent une ambiguïté qui traverse la démarche des artistes. Les corps n’y sont jamais déterminés, ni assignés. Vêtus de vêtements d’enfants, dotés de mains d’adultes, ils naviguent entre les âges et les genres. Les fictions, douces et violentes, convoquent ainsi un trouble, des émotions et des souvenirs enfouis.

Au théâtre s’ajoute le jeu. Les artistes fabriquent des protocoles qui donnent lieu à des jeux de mots et d’images. Le jeu implique un mouvement permanent. Là se situent l’engagement et le merveilleux : les artistes refusent la détermination autoritaire, la binarité, les catégories et les normes. Les corps, à la fois libres, sombres, mouvants, induisent une réflexion sur nos constructions, doutes, hontes, peurs, désirs, secrets, ce que nous cachons et ce que nous acceptons de révéler. Le territoire de l’enfance devient alors un magnifique prétexte pour mettre en oeuvre de nouvelles représentations qui soient dissidentes et transgressives vis-à-vis des injonctions oppressives et aliénantes.

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